mercredi 27 janvier 2016

Visite du 18 janvier 2016

Le fameux local qui aura servi d'atelier commun à Arezki et Olivier est situé en bordure d'une galerie marchande traversant les immeubles du centre d'Ivry. Plus exactement, dans un appendice de la galerie marchande, assez désœuvré pour tout dire, avec une boutique de produits exotiques, un foyer social, un lieu de stockage ou d'exposition pour les artistes en résidence, un salon de coiffure qui semble fermé, et surtout (car ces boutiques n'ont rien de spectaculaire ni de très immédiat) deux escalators imposants qui montent sur une coursive. C'est dans ce même complexe architectural, sur l'avenue Georges Gosnat, que se situe la galerie Fernand Léger où leur exposition aura lieu. Je me souviens qu'en prenant possession de cet atelier temporaire, Olivier et Arezki avaient commencé par prendre en photo la vue qu'ils avaient sur l'extérieur, où se trouve un parvis, un passage vers les immeubles d'habitation – une vue découpée par les obliques de la baie vitrée – avant d'en obscurcir les vitres avec du blanc en souhaitant pouvoir, ainsi, y travailler plus sereinement. Aujourd'hui le local est presque vide, ce sont trois tableaux qui restent encore à achever avant l'accrochage – le reste est à la galerie, en cours d'installation. Nous rions un peu dans la tension des dernières heures de travail, je vais boire un demi avec Christine, et puis nous allons tous ensemble à la galerie où Olivier et Arezki doivent discuter du contenu et de la forme du catalogue. Leurs deux portraits ont été accrochés dans le hall, face à face : on passe ainsi sous leurs regards avant de pénétrer dans les salles. Dans la première, il y a la reprise des constructions fragiles de Trapeza et de l'image monumentale qui leur répond (elles ont été badigeonnées d'ocre et seront cette fois-ci présentées en coin, dans un triangle de terre battue, sur fond dessiné en trapèze et badigeonné d'ocre lui aussi). Dans la même salle, le grand montage minimaliste de boites en carton peintes en noir, les dessins de maisons, et les deux petits tableaux qui reprennent la grande construction de Trapeza. Celui d'Arezki est dans une gamme d'ocre et de marrons-verts tandis que celui d'Olivier a une tonalité plus duchampienne, en tous les cas plus contrastée et plus lumineuse. Dans la seconde salle, il y aura essentiellement les tableaux, grands et petits. Seul le grand tableau commun est en place, ainsi que trois petites toiles, les autres étant retournées et posées à terre ou en cours de finition à l'atelier. Dans une grande alcôve, les dessins à deux mains et les objets ou petites esquisses punaisées au mur au cours du travail, dont la fameuse petite guitare cubiste. Arezki a finalement déchiré toutes les esquisses des baigneuses, et la copie coloriée du tableau de Cézanne ne sera pas présentée. Travail caché, donc, ou plutôt avalé par tout le reste. Et le plus exaltant, comme un sentiment qui flotte dans ces deux salles où nous sommes seuls avec Christine, c'est la cohérence d'une pensée commune, dont la première salle rassemblerait les expérimentations plastiques, et la seconde le saut dans l'inconnu assumé dans la peinture, mais toujours à partir de ce récit et de cette réflexion élaborés en commun. Donc, le travail de laboratoire est ouvert, il reste ouvert, de chaque côté peut-être, et parce que le mouvement est dialectique. Non pas faire abstraction de tout ce qui a pu avoir lieu depuis Cézanne (toute la masse des événements artistiques et sociaux depuis 1900), bien au contraire, mais retraverser une ignorance, une ignorance de Cézanne en tant qu'autre, alors même qu'il leur est familier et fondateur. En tous les cas, et on le voit ici, Olivier et Arezki y ont mis en œuvre les moyens d'une renaissance. Parler de Cézanne pour parler du monde, c'est ainsi faire profiter de l'énergie propre à toute recherche, celle d'une possibilité. La possibilité d'un lieu, utopique ou non, mais s'inscrivant dans l'image et l'imaginaire comme un relai, et comme une caisse de résonance pour l'expérience individuelle et collective, et même, peut-être encore, comme une avant-scène du possible.

Pablo Durán

vendredi 15 janvier 2016

Chercher des yeux (extrait)

Dans le dialogue des yeux qu’ils entretiennent depuis plus de trente ans, les peintres Arezki-Aoun et Olivier Le Bars ont décidé de se remettre dans la main de Cézanne, pour une expérience inédite de peinture.
Se remettre dans la main de Cézanne, qu’est-ce à dire ? Non pas chercher à retrouver un motif, qu’il s’agisse d’une Sainte-Victoire, de baigneuses ou d’une nature morte de pommes mais entrer dans les gestes de ce peintre et les suivre vers cette vue de l’esprit qui s’est alors appelé un tableau de Cézanne : soit, de façon absolument nouvelle, un tableau d’une telle ouverture qu’il semblait la seule fenêtre donnant sur la peinture, celle où les peintres les plus aventureux allaient aussitôt s’engouffrer et, avec eux, cet autre siècle qui débutait.
Le geste de peinture entrepris, si longtemps après, par deux individus extrêmes, y compris dans leur gémellité, n’est aucunement un « retour ». Il s’agit plutôt d’une manière de comprimer en eux le XXe siècle et de retendre ainsi un ressort, susceptible de libérer cette énergie dont Cézanne fut l’un des noms. Tel est leur pari. Il possède cette largeur verticale de vue qu’on appelle une profondeur. Qu’il leur faille, au passage, retraverser le prisme de tout un siècle d’histoires et de peintures, pour en revivre les éclats comme les secousses, n’étonnera que ceux dont les yeux vivent au présent, dans la seule et parfois belle béance d’aujourd’hui.
Dans la position de bascule, à la pointe du temps et à la proue de soi-même où chacun est placé, Arezki-Aoun et Olivier Le Bars exercent la tension de cette planche d’appel qu’est leur propre corps, si finement historié, lorsqu’ils reçoivent véritablement la sensation d’une expérience, d’une pensée et d’une histoire que leur imagination rétrospective nourrit aussi de sa légende. C’est cela « L’affaire Cézanne », rien d’autre que l’élan, préalablement contracté jusqu’à posséder la densité d’une vision, en vue de traverser ce libre espace au-devant d’eux-mêmes dont le tableau reconduira la trajectoire rêveuse pour l’établir dans notre vue.

Renaud Ego

jeudi 14 janvier 2016

Visite du 5 janvier 2016

C'est le moment du grand écart. Après avoir achevé ensemble le grand tableau, celui où un Cézanne endormi est désormais un géant dans le paysage, chacun se retrouve à poursuivre ou à engager un travail solitaire sur ses propres toiles. La pièce est pleine de tableaux qui oscillent. C'est moche, c'est beau, on ne sait plus, mais ça fait aimant, on y revient, comme à un enseignement dont la leçon est infinie. On se mélange un peu entre les tableaux en cours, ceux à peine engagés, ceux sur le point d'être terminés, et cela aussi pour une raison qui m'est apparue en discutant avec Olivier : lui autant qu'Arezki ne sont pas en train de travailler comme ils en ont l'habitude. Olivier parce qu'il n'est pas ici soutenu, en quelque sorte, par des documents ou des appuis géométriques, et Arezki, à l'inverse, parce qu'il est sans modèle à transfigurer par ses yeux. Cela donnerait presque, à un premier coup d'œil trop rapide sans doute, le sentiment qu'ils travaillent tous les deux sur chaque toile, alors qu'en réalité chacun est plus que jamais aux prises avec les siennes propres. Arezki semble avoir achevé un petit format qui est comme l'image volée d'une représentation théâtrale en plein air, dans un petit village de campagne. Il en a commencé une version en grand format, dans laquelle l'homme aux allures de bateleur a les traits de Cézanne lui-même, et présente une pomme au public aux côtés d'une jeune femme. Il y a aussi deux paysages en petit format, et puis une variante du Cézanne couché avec un âne, un Cézanne dansant avec guitare cubiste, et la reprise en peinture  du grand volume de l'exposition Trapeza. Il y a quelque chose du pied de nez dans les figures, en particulier le Cézanne à la guitare et le Cézanne à la pomme, qui sont tout à fait dans le goût d'Arezki pour les corps qui dansent ou prennent la pose, et qui résonne avec la mise en déséquilibre des plans du volume de Trapeza, tandis que les paysages, avec leurs teintes franches, ont l'air de glisser d'un rêve ancien. Olivier de son côté s'est attardé sur deux baigneuses, dont  il y a trois versions. La première est assez pâle, et tend ses lignes vers le cubisme alors pourtant que l'espace, le trait, sont classiques. La seconde en reprend le dessin, mais il est positionné sur un fond qui le détache, et, surtout, il est coloré. La troisième sera son grand format. Il y a dans ces étapes quelque chose qui se dresse  à la verticale, mais il y a aussi une horizontale dont la première version serait un point, et un autre tableau, en couleur, où il a repris la figure du Cézanne endormi, un autre. (Je dis « en couleur » parce que celui-ci existe aussi à la manière d'un dessin sur fond gris.) Sur cette horizontale il faudrait alors placer à la suite la reprise d'un paysage de l'Estaque, et le petit tableau en cours, à peine engagé, qui est la reprise par Olivier du grand volume de Trapeza. Arezki n'était pas là lorsque j'ai visité leur atelier de circonstance ; avec Olivier nous avons donc été au café et discuté d'autre chose, de choses plus anecdotiques – les amis, les difficultés et les réussites, et même, un peu de notre avenir. Christine est passée et nous avons été voir les tableaux une seconde fois avec elle. Je me suis alors rendu compte que lorsqu'on pénètre dans l'atelier, on ne regarde plus les dessins et les volumes en carton, la peinture accapare toute l'attention. Pourquoi cette primauté ? Pourquoi soudain, depuis que les tableaux ont commencé à se lever dans le local, ce magnétisme de l'image peinte ?

Pablo Durán

lundi 21 décembre 2015

Visite du 15 décembre

Nous ne sommes pas restés longtemps avec Olivier au local. Arezki devait arriver plus tard. Juste le temps pour moi de prendre des nouvelles du travail en cours. Le grand tableau a été retravaillé entièrement mais sa construction et ses éléments sont restés stables – il n'y a simplement plus les branches d'arbres et deux têtes d'ânes ont remplacé l'âne en pied. Ils ont peint chacun trois autres petits tableaux : deux variations sur le thème du grand et un autre (des baigneuses pour Olivier, et la reprise du Masaccio pour Arezki). Ils ont aussi commencé à mettre en couleur le grand dessin des baigneuses. C'est une copie, et elle sera donc présentée comme telle. Elle fait partie de « L'affaire Cézanne » – plus que jamais peut-être. Alors, en attendant Arezki au café, j'ai lu à Olivier les notes que j'avais prises depuis la dernière fois. A cette lecture, Olivier n'eut qu'une remarque, comme quoi le réalisme socialiste n'était pas à exclure. « Leur travail de réflexion, leurs études, leurs confrontations, leur déconstruction de Cézanne (des baigneuses aux maisons — ce sont les deux pôles, où se rejoignent-il ? c'est une question à leur poser), me font penser que tout ce travail de laboratoire aura du mal à se rejoindre dans un seul tableau autonome. S'ils veulent réussir, autrement dit aller jusqu'à la peinture, le tableau ne peut-être envisagé comme un achèvement ou une synthèse, et moins encore une démonstration — pour le coup, il aurait une valeur d'édification très professeur à la fin de l'exposé (le réalisme socialiste étant exclu). Non, le ou les tableaux doivent venir comme le reste. Nul exposé, nul achèvement, nulle place de choix. Des tableaux de laboratoire. Et c'est là où tout devient périlleux et les engage à retrouver ce truc d'équilibriste dans lequel peut-être la peinture moderne s'est placée (à l'égard du beau, de l'image, de la science, de la tradition et de l'innovation picturale). C'est ce que disait Arezki lors de l'une de nos discussions : « Tu comprends, il y a tout dans Cézanne, il y a tous les développements de la peinture moderne si tu veux, mais qu'ont-ils vu dans les tableaux de Cézanne ? C'est chacun à sa manière, mais ce que Cézanne a vu et compris, lui, c'est autre chose. » Au fond, pour Olivier et Arezki, la question du dessin chez Cézanne est primordiale, d'où ce départ sur les baigneuses. C'est sans doute pourquoi leurs ébauches de toiles se sont organisées à partir de figures, la problématique des maisons (les tons, les contrastes) étant absorbée par les montages de carton peints en noir. C'est vrai qu'il y avait déjà ceux de Trapeza, et avec eux une question de traduction et de véracité posée par l'exigence synthétique du dessin, puisque le grand montage était la reconstitution en volume d'un espace impossible à la Escher. »  Après cette lecture nous sommes revenus avec Olivier sur leur projet pour essayer de l'éclairer : parler de Cézanne pour parler du monde. Il y a une confiance inouïe dans cette affirmation. Une confiance dans la façon dont les formes (et peut-être est-ce leur qualité propre ?) sont capables d'introduire du recul, de produire un retrait au nom de l'expérience. Cela me paraît de plus en plus clair en les voyant œuvrer. 

Pablo Durán

samedi 5 décembre 2015

Visite du 1er décembre

Une fois peints, les éléments de «l'étagère» gagnent en épaisseur : le volume est comme capturé par le noir pour tableau dont Olivier les a recouverts. Ils composent une ligne plus cinématique encore, aussi à cause de ce noir très charbonneux qui fait penser au noir d'une salle de cinéma ou à celui des coulisses d'un théâtre. « L'étagère » est bien une condensation : celle des dessins de maisons que j'avais vus lors de ma visite du 10 décembre et qui sont toujours accrochés au mur. Un questionnement sur la vue. Sur le pilier du local, je remarque un nouveau dessin de maison justement, prise dans un jeu d'ombres aux coloris différents. Olivier l'a dessiné pour expliquer à Renaud, hier, la façon dont Cézanne pouvait inventer plusieurs sources lumineuses pour rythmer de contrastes le rendu des volumes. Mais la grande nouveauté pour moi aujourd'hui concerne le tableau à deux mains. L'Arcadie n'a pas passé l'épreuve de la toile, et Olivier et Arezki ont dû tout reprendre. C'est une peinture de Masaccio qui donna à Arezki la vision de ce corps allongé (Cézanne lui-même) en train de dormir au centre de la toile. Il l'occupe dans presque toute sa largeur. Il ne lui manque qu'une besace. Le petit âne discret de la précédente composition est devenu une grande figure et il y a une nouvelle figure de jeune femme, au trois-quart de dos. A l'horizon se sont substitués deux longues branches d'arbre dans un effet de suspension très japonais. Plus rien, sinon une division de l'espace, ne subsiste du précédent tracé et je vois comme un récit caché, peut-être involontairement surgi des discussions entre Arezki et Olivier, dans ces éléments qui semblent ouvrir tout l'éventail de la peinture, de la première Renaissance aux développements de la peinture moderne dont on pourrait se dire qu'ils sont contenus ici en songe (comment ne pas se dire qu'en dormant allongé ainsi au milieu du paysage, Cézanne ne soit en train de rêver ?). C'est un laboratoire, comme ils le disent eux-mêmes, qu'Arezki et Olivier ont mis en place avec ce projet «1900». Il faudra se pencher sur ce titre un peu plus tard, mais il se trouve que depuis qu'ils ont fait apparaître un âne dans leurs dessins, je pense régulièrement à une histoire assez célèbre, celle d'un tableau présenté sous pseudonyme au Salon des Indépendants au début du XXe siècle dont nul visiteur, à ce qu'il parait, n'aurait  deviné qu'il avait été peint par la queue d'un âne. Il s'agissait, évidemment, de moquer grossièrement la peinture impressionniste et son public, et cette histoire aurait pu être oubliée si Gontcharova, Larionov, Malevitch, Tatlin, et d'autres, ne s'étaient regroupés sous la bannière de « La Queue de l'âne » pour présenter au public moscovite en 1912 leurs nouvelles avancées. C'était assez ambigu de leur part bien sûr, puisqu'il s'agissait pour eux de rompre avec le «cézannisme» et l'influence occidentale. Au fait, je suis en train de me dire que sur l'âne dessiné par Olivier et Arezki (qui dessine quoi, on finit par ne plus savoir, et ça n'en devient que plus intéressant), on n'y voit pas la queue. 

Pablo Durán

















mercredi 2 décembre 2015

Visite du 17 novembre 2015

Lorsque je suis entré dans le local, Arezki avait le pinceau à la main tandis qu'Olivier se tenait en retrait – pour mieux voir l'ensemble de la toile. Ça y est, le travail commun est lancé au-delà des esquisses et des problèmes de traductions réciproques. Sur le mur du fond je découvre un dessin au fusain, abouti et réalisé à deux mains, qui fournit le modèle du tableau dans lequel ils viennent de se lancer. A sa gauche, deux autres panneaux forment l'espace panoramique sur lequel ils avaient d'abord imaginé travailler ensemble. Il est nettement coupé en deux : Arezki a fait surgir du noir ce que je prends pour deux bouquetins – deux chèvres, en réalité. Elles s'élancent sur un chemin qui permet de passer de la partie sombre à la partie claire, à droite, qui est celle d'Olivier. Une jeune femme emprunte ce même chemin en direction des chèvres. Je retrouve la guitare cubiste, dans une intensité faible qui la place en retrait, comme un rappel glissé dans le paysage. Une autre chèvre, et puis une autre femme, de dos celle-ci. Olivier m'explique que pour résoudre ce conflit auquel ils s'attendaient, à savoir comment peindre ensemble et non juxtaposer ce que fait l'un et ce que fait l'autre (y compris dans un même espace), ils ont imaginé de se mettre d'accord, avant toute chose, sur le choix des figures. Je découvre alors sur la table de travail des personnages, dont seul le contour est tracé, découpés et ayant servi à la composition du nouveau dessin. Finalement, l'esprit de la tapisserie de Mario Sironi qui avait été leur motif de réflexion pour initier le premier dessin panoramique est entièrement condensé dans ce procédé intermédiaire qui, pour le coup, fait très «cartons». Il leur a permis aussi de retrouver quelque chose de la statuaire, qui était sous-jacent au tableau des baigneuses, point de départ de leur travail. L'esprit de Nicolas Poussin s'y retrouve, d'abord peut-être à cause de ce procédé bricolé, de cette façon de découper des figures pour composer le tableau avant de le dessiner sur la toile (Poussin, c'est connu, disposait ses personnages dans une boite pour organiser la scénographie de ses tableaux). Mais l'on peut dire qu'il se retrouve aussi, repassé par Cézanne, dans ce tableau futur d'Olivier et Arezki : des personnages seuls, ou par paires, qui se tiennent dans un paysage divisé en trois, et dont la partie haute est comme une superposition d'horizons. Il y a un petit âne en bas qui nous adresse un regard, et je comprends alors que je suis devant une nouvelle Arcadie.

Pablo Durán

mercredi 18 novembre 2015

Visite du 10 novembre

Là où ils en sont, Olivier et Arezki ne cherchent plus à reproduire le dessin de Cézanne (ils avaient choisi un tableau des Baigneuses). Ils ont commencé à dessiner des maisons, à découper des arêtes d'ombres et de lumières, à organiser des volumes. C'est à la fois plat (la ligne, le contour), et dimensionné, autrement profond. De la complexité à l'épure. Ils ont aussi commencé à construire ce qu'Olivier appelle « l'étagère ». Une simple ligne, ou une portée, de boites ouvertes et fermées en carton, qui sera peinte en noir. Peu de profondeur, juste assez pour créer un volume qui s'exprime. Surtout, pas de théâtralité. Celle-ci, ils l'avaient déjà assumée avec leur intervention au Théâtre d'Ivry, justement. Il y avait là deux tentatives de volume réalisés d'après tableau, ou d'après dessin, mis en scène devant une photographie tirée en très grand format. On y voyait des hommes casqués se protéger avec des lunettes et des boucliers. Elle m'avait rappelé, comme ça, une image d'émeute qui aurait pu avoir lieu au Chili au moment du coup d'Etat contre Salvador Allende, en 1973, et me ramenait plus généralement à toute une iconographie politique du XXe siècle. De l'insurrection à la répression. En fait , il s'agissait d'hommes se protégeant lors d'un essai nucléaire (ils l'ont découvert après-coup). L'image était monumentale, et les petites sculptures en carton fragiles à des titres différents. La première était comme un château de carte au bord du vide, une construction d'angles agencés se tendant au bord du socle rappelant Tatlin ou Lissitzky (enfin, à ceux qui, comme moi, sont un peu obsédés par le futurisme russe). La seconde était plus discrète et en retrait, d'après une nature morte je crois, et elle faisait penser à une petite église du sud. Au mur du local où Arezki et Olivier travaillent en ce moment, sur un poteau je vois qu'ils ont reconstitué en carton pauvre une petite guitare cubiste de Picasso. Les mains qui fabriquent des objets, peut-être qu'il y a là un nécessaire travail d'aveugle. En lui quelque chose se figure : on le pose, on l'accroche, et on ouvre les yeux. (Ah oui, pas mal. Ou bien : Non, ça ne va pas, recommençons.) Donc, on a affaire à des élèves, sauf que ces deux-là ont déjà beaucoup appris. Par terre, il y a le grand dessin copié des baigneuses, que je ne demande pas à voir, et en vrac par dessus, des esquisses, et plusieurs portraits d'eux-mêmes, comme si, fatigués par le labeur, ils s'étaient amusés à se représenter l'un l'autre en jouant des dérives de leur sujet : deux bandits nous font face. L'un pourrait être un genre de Van Gogh sans chapeau et l'autre un jeune peintre arrivé depuis peu à Montparnasse. Ils sont tous les deux en situation : le premier en train de dessiner, dans la pure tradition des autoportraits de peintre, le second pris sur le vif devant une esquisse de baigneuse qui lui tourne le dos. Ce sont déjà les personnages d'un roman.

Pablo Durán